allée des embrumes - pv.

À quoi bon se tuer à nier qu'elle aimerait venir poser ses phalanges sur le bois d'ébène qui habille le bar? À quoi bon se refuser à l'idée qu'elle aimerait poser ses lèvres sur un verre contenant ce rhum tout à fait délectable qu'elle a imposé à Jack de tenir dans son inventaire? S'il y avait bien quelque chose qu'elle n'avait pas pensé en le voyant partir et en signant ces foutus papiers de divorce, c'est que plus jamais elle n'aurait le loisir de se sentir chez elle, au Wicked Lady. Et cette seule pensée était suffisante pour lui couper le souffle. Ce projet, elle l'avait senti dans ses trippes, malgré les appréhensions, les investissements et le travail à faire pour rendre de ces lieux cet endroit mythique qu'il est devenu, au sein de Ravenel. Parfois, elle s'asseyait longuement sur la terrasse du café en face, juste à l'heure où on commence à y faire jouer du blues ou du jazz, tout dépendamment de l'arrivage des groupes émergents des environs. Le temps investi, le capital financier aussi, mais aussi la charge émotionnelle liée à l'endroit. Elle y avait cru, bien davantage qu'en la solidité de leur couple, à Jack et elle. Nora, elle savait depuis longtemps que c'était voué à l'échec, elle et lui, mais elle s'est voilée la face jusqu'à ce que l'évidence lui éclate en pleine gueule. Elle ne lui suffisait pas, elle ne lui suffirait jamais, il n'en avait que pour des mômes, des morveux qu'on a pour le reste de nos jours entre nos pattes. Elle grimace, parce que Nora, des gosses, elle en veut pas. Ça lui fout l'envie de gerber à la base, et maintenant qu'elle en a un dans les entrailles, c'est pire que jamais. À Jack, elle voudrait lui hurler qu'elle avait raison, mais elle ne parvient pas à s'y résoudre. S'il sait, s'il savait, putain le merdier dans lequel elle serait...

Après une longue promenade avec Bowie, une journée interminable au boulot et un différend avec un collègue, elle devrait être complètement claquée et enfouie dans ses draps. Pourtant, elle arrive pas à trouver le sommeil et ne parvient pas à se convaincre de prendre un comprimé pour lâcher la tension et ralentir le court de ses pensées. Toujours de la faute de ce truc dans son ventre, putain d'embarras. Elle bat des paupières, et finalement elle se lève, car mine de rien, elle capte que ce soir, la voie est libre. Le dimanche, Jack le passe en famille, et s'il y a bien une soirée qu'il ne parvient pas à bosser, c'est celle-là. Lorsqu'elle envisage de passer la porte du Wicked Lady, Nora, elle est prise de nausées. C'est tout juste si elle parvient à atteindre la ruelle adjacente à l'établissement qu'elle gerbe, évite tant bien que mal de noyer ses souliers. Elle jure et se redresse pour constater qu'on lui tend un mouchoir de tissu. Puis elle reconnait le propriétaire des phalanges serviables en croisant son regard « Un revenant » qu'elle lâche, avec l'amabilité qu'on lui connait. Pourtant, Nora, elle n'a pas envie de guerroyer, ce soir, sa hache, elle l'a laissée à la maison « Ça fait longtemps ». Elle a l'impression qu'une vie entière s'est écoulée depuis la dernière fois « Tu attendais de tomber sur une demoiselle en détresse, dis? Plus ça change, plus t'es pareil ».
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Elle sourit, Nora, même si elle vient de gerber comme une foutue paumée. Elle se sent patraque, évidemment, et elle a singulièrement envie de crever, mais elle parvient à sourire, bizarrement. Sans doute était-ce l'effet Thompson, avec son mouchoir galamment tendu et sa réponse trop douce pour l'intonation tendancieuse des propos de Nora. Elle sourit, parce qu'il a de la répartie et ce caractère bien trempé qu'il est capable de tempéré en choisissant judicieusement ses combats. Nora, c'est une cause perdue, une tempête que l'on ne peut calmer. Et pourtant, il y arrive avec quelques misérables syllabes, l'obligeant à se questionner sur son comportement mal avisé et souvent malvenu. Jake, il est l'un des rares initiés qui parviennent à la tempérer, une capacité qu'il a peut être acquise à force d'être à proximité de Jack, qui sait. Nora, elle tend les phalanges sans hésitation en marmonnant un remerciement sommaire, incapable de plus à cet instant précis. « Touché » qu'elle souffle, appréciant une considération sommaire tandis qu'elle frôle les sommets pathétiques. Il rétorque une évidence, ce n'est pas comme si Jack ne lui en avait pas soufflé mot de cette absence pesante qui lui laissait un goût âpre dans la bouche. S'il connait des tas de gens et se montre courtois et sympathique, Jack, des vrais amis, il n'en a pas des tas. Pas de la trempe de Thompson, en tout cas. Elle sourit, à croire qu'elle ne tarit pas d'éloge pour cet élément perturbateur certes, mais apaisant que peut être le jeune homme à cet instant précis. Nora, elle se redresse tant bien que mal, attend que le navire tangue un peu moins pour se redresser sans vaciller. Son estomac lui brûle, son œsophage la chatouille encore, mais elle tient bon. Nora, elle émerge parce qu'elle n'en peut plus de cette fragilité qui la rend mal à l'aise. C'était avant qu'il lui offre ce choix incisif qui l'incite à se questionner sérieusement sur les conséquences de chacune des options qui lui sont proposées. Elle peut quitter ou rester, si ça parait simple aux yeux non-initiés, il n'en est pourtant rien. Nora, elle a envie de tout et de rien, plus ça change et plus c'est pareil. Elle imprime un pas, puis un second, devançant le jeune homme qui la suit dans les dédales des entrailles du Wicked Lady.

« Tu bosses ici » constate-t-elle finalement, le voyant prendre place à l'arrière du bar. L'odeur est toujours là même, ici rien n'a changé, comme si ces derniers mois n'avaient pas existés. À Nora, ça lui file tout de même le cafard, cet endroit, il a quelque chose de sacré « Depuis quand? C'est temporaire ou... » ajoute-t-elle, plus rapidement qu'elle ne le voulait. Nora, elle cherche à éviter qu'il puisse la questionner sur ce divorce dont il a forcément entendu parler. S'il ne s'agissait pas de lui, sans doute serait-il nettement plus solidaire à la vie dure que l'on mène à Jack à Ravenel par les temps qui courent. Ce n'est pas le cas, il se montre courtois, exactement ce qu'elle aurait attendu de lui. Ça lui parait pourtant absurde, cet instant, assise au bar du Wicked Lady en compagnie d'un ami de la famille. Enfin, cette famille qu'ils furent un jour, tous les deux, Jack et elle. Ça ne la retourne pas outre-mesure, cette scission, si seulement elle n'était pas bluffée par ce souvenir de lui qu'il a semé derrière elle « Je- . Et on l'interrompt, parce qu'un fidèle de la place l'interpelle. Nora, elle s'efforce à sourire, et enfile avec un plaisir non-feint ce masque impassible qui sied si bien à ses traits. Son sourire est aux antipodes de ceux l'ayant précédés, inspirés par l'aura de Thompson, et pourtant on y voit que du feu. C'est tellement facile de faire croire à tous ce que l'on veut...
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